En 2025, le contentieux du licenciement abusif connaît une transformation profonde sous l’influence des technologies numériques. L’omniprésence des outils digitaux dans l’environnement professionnel génère un volume considérable de traces électroniques susceptibles de servir d’éléments probatoires. Face à cette réalité, les juridictions françaises ont développé une jurisprudence sophistiquée concernant l’admissibilité des preuves numériques. Ce cadre juridique, à la croisée du droit du travail, du droit du numérique et des libertés fondamentales, définit désormais avec précision les conditions dans lesquelles ces preuves peuvent être produites et reconnues valables devant les tribunaux.
Le cadre juridique actualisé des preuves numériques en droit du travail
La loi n°2024-187 du 14 mars 2024 a profondément remanié le régime des preuves numériques dans le contentieux prud’homal. Cette réforme s’inscrit dans la continuité de la jurisprudence de la Cour de cassation qui, depuis l’arrêt de principe du 25 novembre 2022, reconnaît explicitement la valeur probante des données numériques sous certaines conditions. Le législateur a ainsi codifié à l’article L.1235-5-1 du Code du travail un principe de recevabilité encadrée des preuves issues de l’environnement numérique professionnel.
Le nouveau dispositif légal distingue trois catégories de preuves numériques : les communications professionnelles, les données de connexion et les enregistrements audiovisuels. Pour chacune, des critères d’admissibilité spécifiques ont été établis, tenant compte notamment de l’origine de la preuve, de son mode d’obtention et de son niveau d’intégrité. Cette classification met fin à l’approche jurisprudentielle parfois incohérente qui prévalait jusqu’alors.
Le texte consacre par ailleurs le principe de proportionnalité dans l’appréciation de la recevabilité des preuves numériques. Selon ce principe, l’atteinte aux droits fondamentaux du salarié que peut constituer la production d’une preuve numérique doit être proportionnée à l’objectif légitime poursuivi par l’employeur. Cette exigence trouve son fondement dans l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et la jurisprudence constante de la CEDH, notamment l’arrêt Bărbulescu c. Roumanie du 5 septembre 2017.
Le décret d’application n°2024-498 du 18 avril 2024 est venu préciser les modalités techniques de recueil et de conservation des preuves numériques. Il impose notamment des normes de traçabilité et d’intégrité des données, inspirées du règlement eIDAS 2.0 adopté en février 2024 par l’Union européenne. Ces dispositions techniques constituent un socle commun garantissant la fiabilité des éléments probatoires d’origine numérique.
Les communications électroniques professionnelles comme éléments probatoires
Les communications électroniques professionnelles constituent la première source de preuves numériques dans les contentieux pour licenciement abusif. Elles englobent les courriels professionnels, les messages instantanés échangés via les plateformes de collaboration (Teams, Slack, etc.) et les communications sur les réseaux sociaux d’entreprise.
La jurisprudence consolidée en 2025 confirme que ces communications sont présumées avoir un caractère professionnel lorsqu’elles sont émises ou reçues via les outils mis à disposition par l’employeur, sauf si elles sont explicitement identifiées comme personnelles. Cette présomption, établie par l’arrêt de la chambre sociale du 16 mai 2023, autorise l’employeur à consulter ces communications sans la présence du salarié, à condition que cette consultation s’effectue dans le cadre normal de ses fonctions de supervision.
Pour être recevables comme preuves, ces communications doivent répondre à trois critères cumulatifs :
- Avoir été obtenues de manière loyale, sans stratagème ou dissimulation
- Présenter des garanties d’authenticité vérifiables
- Respecter le principe de proportionnalité entre l’atteinte à la vie privée et l’intérêt légitime de l’employeur
La Cour de cassation, dans son arrêt du 7 février 2024, a précisé que les messages supprimés mais récupérés grâce à des sauvegardes automatiques du système informatique sont admissibles, à condition que ces sauvegardes répondent à une finalité légitime et soient mentionnées dans la politique de sécurité informatique de l’entreprise portée à la connaissance des salariés.
Concernant les communications sur les applications de messagerie instantanée, le tribunal judiciaire de Paris a jugé le 12 janvier 2025 que les captures d’écran de conversations WhatsApp professionnelles sont recevables si l’interlocuteur a explicitement consenti à leur utilisation comme preuve ou si l’employeur peut démontrer que ces conversations s’inscrivaient dans un cadre exclusivement professionnel, conformément à une charte d’utilisation des outils numériques préalablement établie.
La validité juridique des données de connexion et de géolocalisation
Les données de connexion et de géolocalisation constituent une catégorie spécifique de preuves numériques dont l’admissibilité a été considérablement clarifiée par la jurisprudence récente. Ces données comprennent les journaux de connexion aux systèmes informatiques de l’entreprise, les historiques de navigation internet, les données de géolocalisation des véhicules ou appareils professionnels, ainsi que les informations relatives à l’utilisation des badges d’accès.
La Cour de cassation, dans son arrêt du 19 septembre 2024, a posé un principe fondamental : les données de connexion collectées à des fins de sécurité informatique ou de gestion du temps de travail peuvent être utilisées comme preuves dans un contentieux prud’homal, à condition que leur finalité initiale soit compatible avec cette utilisation secondaire. Cette compatibilité s’apprécie au regard des critères établis par l’article 5 du RGPD et précisés par les lignes directrices du CEPD de janvier 2023.
Pour être admissibles, ces données doivent avoir été collectées conformément aux obligations d’information préalable des salariés. La Cour d’appel de Lyon, dans son arrêt du 5 mars 2025, a invalidé l’utilisation de données de géolocalisation comme preuve d’un abandon de poste, au motif que le dispositif de géolocalisation avait été mis en place sans consultation préalable du CSE et sans déclaration adéquate auprès de la CNIL.
Les données de connexion doivent par ailleurs présenter des garanties suffisantes d’intégrité et d’authenticité. Le décret du 18 avril 2024 impose désormais que ces données soient conservées selon un protocole garantissant leur non-altération. En pratique, les entreprises doivent mettre en œuvre des systèmes de journalisation sécurisés, avec horodatage certifié et mécanismes de vérification d’intégrité, conformes aux normes ISO 27001:2022 et 27701:2023.
La durée de conservation constitue un critère déterminant de l’admissibilité de ces preuves. Le Conseil d’État, dans sa décision du 10 décembre 2024, a validé la position de la CNIL selon laquelle les données de connexion et de géolocalisation ne peuvent être conservées au-delà de six mois dans un objectif disciplinaire. Cette limite temporelle, désormais inscrite à l’article R.1235-7 du Code du travail, restreint considérablement la possibilité pour l’employeur d’invoquer des comportements anciens sur la base de telles données.
Les enregistrements audiovisuels et la surveillance numérique en milieu professionnel
Les enregistrements audiovisuels, qu’ils proviennent de systèmes de vidéosurveillance, de webcams ou d’appareils personnels, constituent une source de preuves particulièrement sensible. Leur recevabilité est soumise à un régime strict en raison de leur caractère potentiellement intrusif.
La jurisprudence de 2025 maintient le principe selon lequel un enregistrement vidéo réalisé à l’insu du salarié est en principe irrecevable, sauf circonstances exceptionnelles. L’arrêt de la chambre sociale du 15 mai 2025 a toutefois apporté une nuance significative en admettant qu’un enregistrement réalisé par un client ou un tiers dans un espace accessible au public peut être recevable s’il n’a pas été sollicité par l’employeur et s’il documente un manquement grave aux obligations professionnelles.
Les images issues de systèmes de vidéosurveillance déclarés sont admissibles sous réserve que:
- Le dispositif ait fait l’objet d’une information préalable et transparente des salariés
- La surveillance soit justifiée par un intérêt légitime proportionné
- Les enregistrements ne portent pas sur des zones de vie privée (vestiaires, sanitaires, salles de repos)
La nouvelle réglementation issue du décret du 18 avril 2024 impose par ailleurs des obligations techniques concernant la conservation sécurisée des enregistrements. L’employeur doit être en mesure de produire un journal d’accès aux enregistrements et de garantir leur authenticité par des mécanismes d’horodatage certifié et de signature électronique conformes au règlement eIDAS 2.0.
Une évolution notable concerne les enregistrements réalisés lors des visioconférences. La Cour d’appel de Paris, dans son arrêt du 28 février 2025, a jugé que l’enregistrement d’une réunion virtuelle est recevable comme preuve si tous les participants ont été informés de cet enregistrement au début de la session et n’ont pas explicitement manifesté leur opposition. Cette solution s’appuie sur la notion de consentement implicite désormais reconnue dans ce contexte spécifique.
Concernant les enregistrements sonores, la position jurisprudentielle s’est durcie. L’arrêt de la chambre sociale du 9 janvier 2025 a confirmé que l’enregistrement clandestin d’une conversation téléphonique professionnelle constitue un procédé déloyal rendant la preuve irrecevable, même si son contenu pourrait établir un abus de l’employeur. Cette position stricte vise à prévenir la généralisation des pratiques d’enregistrement systématique qui porteraient atteinte à la confiance nécessaire aux relations de travail.
Le numérique comme bouclier du salarié : stratégies de défense face au licenciement abusif
Si les preuves numériques peuvent servir les intérêts de l’employeur, elles constituent tout autant un arsenal défensif pour le salarié confronté à un licenciement qu’il estime abusif. Cette dimension, longtemps négligée, a pris une importance considérable avec l’évolution jurisprudentielle de 2024-2025.
La Cour de cassation, dans son arrêt du 3 avril 2025, a consacré le principe selon lequel le salarié bénéficie d’un droit d’accès renforcé à ses données professionnelles pour organiser sa défense. Ce droit, fondé sur l’article 15 du RGPD combiné à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, permet au salarié d’exiger la communication de l’ensemble des données le concernant, y compris les journaux de connexion, les évaluations numériques et les communications électroniques auxquelles il était partie.
Dans le prolongement de cette jurisprudence, le décret du 18 avril 2024 a institué une procédure accélérée de droit d’accès en cas de notification d’un projet de licenciement. L’employeur dispose désormais d’un délai maximum de huit jours pour communiquer ces informations, sous peine de voir la procédure de licenciement entachée d’irrégularité. Cette obligation représente un rééquilibrage significatif des rapports de force dans le contentieux prud’homal.
Le salarié peut par ailleurs constituer son propre dossier de preuves numériques. La jurisprudence reconnaît désormais explicitement que le salarié peut copier des documents strictement nécessaires à l’exercice de ses droits en défense, même sans autorisation préalable de l’employeur. Cette solution, confirmée par l’arrêt de la chambre sociale du 22 novembre 2024, s’inspire directement de la jurisprudence de la CEDH sur le statut protégé des lanceurs d’alerte.
Face à un employeur qui utiliserait des algorithmes d’aide à la décision ou des systèmes d’évaluation automatisés, le salarié dispose désormais d’un droit à l’explicabilité algorithmique. L’article L.1222-5-1 du Code du travail, issu de la loi du 14 mars 2024, impose à l’employeur de documenter précisément tout processus décisionnel automatisé ayant contribué à une mesure de licenciement. Cette obligation de transparence constitue une protection majeure contre les décisions arbitraires masquées derrière une apparente objectivité technologique.
Enfin, la preuve numérique peut servir à établir des situations de harcèlement numérique ou de discrimination. La jurisprudence de 2025 a considérablement assoupli le régime probatoire dans ces contentieux spécifiques. L’arrêt de la Cour d’appel de Versailles du 17 mars 2025 a ainsi admis comme recevables des captures d’écran de messageries instantanées professionnelles attestant de propos discriminatoires, même lorsque ces captures avaient été réalisées à l’insu de leurs auteurs, dès lors qu’elles visaient exclusivement à protéger le salarié contre un traitement illicite.
